Un projet intéressant, pendant les périodes moins occupées des trois saisons de cueillettes des comestibles sauvages nordiques, ce serait de se confectionner des farines à partir des parties molles et fraîches qui se situent entre les parties dures en bois fini et les écorces de certaines espèces d’arbres.
Sous l’écorce salissante, dure et amère de chaque espèce d’arbre, il y a une partie qui est tendre et relativement facile à extraire une fois qu’on a développé le tour de main, on l’appelle « cambium » mais il s’agit en fait du phloème. Impossible de s’y tromper, dès les toutes premières fois qu’on s’essaie à ces exercices de dissection, tellement les textures sont variables, de l’écorce à l’aubier en passant par les parties intermédiaires! Pour commencer, je ne saurais trop conseiller à chacun de se munir d’un bon « couteau à prélart » pour ces extractions, ça va vraiment très bien avec cet outil!
Un schéma on ne peut plus clair des différences couches de la matière ligneuse de tout arbre, feuillu autant que résineux: il n'y a pas seulement que les écorces et le bois là-dedans!
Vous seriez étonnés de voir comment certains arbres s’épluchent bien en longueur, une fois qu’on les a coupés pour notre bois de chauffage et qu’on les a couchés sur des chevalets, à la bonne hauteur pour les travailler; mais encore faudra-t-il préférer les longs troncs bien droits pour se faciliter la vie! Traditionnellement, les Samis en Finlande et les gens des Premières Nations se taillaient des sections en forme de petites fenêtres rectangulaires sur les troncs vivants, en prenant bien soin de ne pas en prélever plus que le tiers de leur pourtour, pour ne pas causer la mort des arbres. Mais aujourd’hui, avec les scies mécaniques et les éclaircies qu’on aime pratiquer dans les boisés exubérants pour des projets d’implantations en fermes forestières, se procurer des troncs pour ces épluchages de phloèmes en vue d’obtenir ces farines ne pose vraiment plus aucun problème.
Dans un peuplement serré de bouleaux gris, s'étant dépêchés de prendre toute la place disponible au soleil après une coupe, on aura la chance de se procurer très facilement des troncs bien droits, sans trop de noeuds, pour des extractions de phloèmes tendres en priorité. On ne sait trop quoi faire sinon avec ce bois, de toute façon, faible en unités caloriques pour le chauffage - à part du BRF et des objets artisanaux.
Ce que j’aime avec cette possible activité, c’est qu’elle peut vraiment s’inscrire en complément de programme avec le bûchage! Cette confection de farine d’arbre nous permettrait aussi de nous reconnecter avec nos ancêtres autochtones, et pas à peu près! Voilà des farines à considérer comme patrimoniales tout autant que la farine de glands de chênes doux, les deux farines de quenouille (blanche et jaune) ainsi que les farines de tubercules nordiques comme le topinambour, le wapato, les amandes de terre et l’apios. Des farines bien différentes de celles qu’on tire des graminées classiques…
Il y avait les Iroquoïens du sud des Grands Lacs, qui étaient plus portés sur le maraîchage, qui avaient donné aux Algonquiens habitant le nord des Grands Lacs le surnom un peu méprisant de « mangeurs d’écorces » à cause de leur amour pour ces farines d’arbres: « Adirondacks« , persiflaient-ils…
En forêt, si un sapin baumier a perdu la course au soleil sous la canopée de plus grand, on ne le verra pas dépasser une taille moyenne, voire médiocre au DHP (Diamètre à Hauteur de Poitrine) et dès qu'il commencera à montrer des signes de dessèchement à la cime, ce sera une bonne idée de le couper et de lui prendre son phloème pour de bonnes farines. Cette tâche sera rendue plus facile par les formes bien droites des troncs...
Pour avoir fait cet exercice une fois avec du bois d’orme d’Amérique, je vous dirais que le diamètre idéal des troncs à travailler pour les éplucher est entre 8 et 20 cm; plus petits, il n’y en a pas assez à extraire, plus gros, il y a toutes sortes de noeuds qui se sont formés dedans et ça devient compliqué. Sans compter qu’on n’aime pas trop ça, forcer avec des troncs trop lourds! Posés sur des chevalets, les voilà qui roulent lourdement sans prévenir, quand on est en train de « forcer en douceur » pour pratiquer les premières ouvertures dans l’écorce, et ils nous tombent sur les pieds…
Pour fabriquer ces farines, rien de plus simple, il suffit de laisser sécher pendant quelques jours au soleil ces longues languettes de phloème bien tendres; juste quand elles auront commencé à durcir, sans être devenues trop raides, quand même, on les réduira en une poudre fine qui se conservera très bien dans de gros pots de verre à l’ombre, dans une pièce fraîche, pendant un an. Le truc, c’est de ne pas les moudre trop fraîches, ces languettes, elles développeraient assez vite du moisi une fois transformé en farine.
À peine ont-ils atteint l'âge de dix ans que déjà nos ormes, qui ont eu juste le temps de semer leurs premières graines, se meurent de la maladie hollandaise, il y en a de jeunes troncs à récolter avec cette espèce. Ici, avec cet orme d'un âge plus vénérable, on pourrait prendre les grosses branches de la cime pour l'extraction de phloèmes tendre, sans prendre la peine de se battre avec la trop forte écorce des gros troncs principaux.
Faibles en glucides, il paraît qu’elles sont quand même assez nourrissantes et même nutraceutiques! Riches en vitamines C, en micronutriments et en bioflavonoïdes qui renforcent le système immunitaire et l’intégrité des cellules, également très riches en fibres…
Il n’y aurait que les phloèmes des cerisiers, sorbiers du nord et autres arbres fruitiers à éviter pour ces ateliers d’extraction de farines d’arbres, à cause du cyanure de potassium en teneurs élevées qu’ils contiendraient. Je privilégierais certainement les ormes, les sapins et les bouleaux gris pour commencer, même si je sais bien que le phloème des pins a historiquement été très prisé, parce que ce sont trois essences qui ont tendance à pousser serré avec beaucoup de mortalité à un âge peu avancé – donc, de belles tiges de calibre moyen à aller chercher avec ceux-ci, et des écorces encore assez tendres, assez faciles à éplucher…
Orme d'Amérique | Sapin baumier | Bouleau gris |
Autre chose très intéressante, ces phloèmes, quand ils sont bien tendres, avant de les faire sécher pour les moudre en farine, figurez-vous donc qu’on pourrait les manger tels quels et même, les tailler finement en longueur et s’en servir comme spaghettis!
Les phloèmes, évidemment, on peut aussi les faire sécher en petits morceaux ou en poudre et les destiner aux décoctions et aux infusions. J’adore la tisane d’orme rouge! Et il y a une demande très forte sur le marché pour les phloèmes des ormes depuis quelques années…
En conclusion, je verrais bien un atelier de fabrication de farines d’arbres où on aurait des farines d’orme, de sapin et de bouleau gris déjà prêtes à cuisiner en pâtisseries, des troncs de calibre petit à moyen fraîchement coupé pour que chacun puisse avoir la chance d’en extraire des phloèmes, et des phloèmes frais déjà coupés en spaghettis pour un plat principal avec une bonne sauce béchamel aux jeunes pousses de conifères et aux noix de noyer noir en fine poudre, par exemple. On ajouterait évidemment une tisane de phloème en boisson réconfortante…